News

THIBAULT EHRENGARDT : La Fièvre insulaire

Thibault Ehrengardt
Directeur d’exposition, de publication de magazine et de maison d’édition, photographe, maître de conférences… Si vous êtes fanatiques de reggae comme nous à Strictly Roots, le nom de Thibault Ehrengardt ne vous est pas inconnu. Rencontre avec un passionné qui a la Jamaïque dans le sang.

Comment t’es venu la passion du reggae et de la Jamaïque ?
Un peu comme tout le monde au départ, accroché à Bob Marley en tant qu’artiste  »pop », découvert au milieu d’un univers musical plus vaste avec ma sœur qui était dans une grosse période reggae à ce moment là. Je m’y suis mis petit à petit, mais l’album qui a déclenché l’amour / passion, c’est  »Once Ago » de Gregory Isaacs chez Front Line (N.D.L.R : branche reggae de Virgin, album sorti en 1990), toute la fin 70, période Roots Radics (N.D.L.R : formation qui servit de groupe de studio et de scène pendant la révolution dancehall), des textes exceptionnels, une voix magnifique… C’est en écoutant ça que j’ai compris, par rapport à ses paroles et la musique elle-même, que ce mec n’avait pas pu faire ça dans son coin. Cela sentait une œuvre qui trahissait un monde extraordinaire derrière, aussi bien coté rasta que musical. J’ai décidé à partir de là de creuser.

Quelques années avant la création de Natty Dread magazine en 95 sous la forme d’un fanzine ?
Oui voilà, milieu des années 90, après quelles années de furie musicale… À partir du moment où j’ai commencé à mettre le nez dedans, je ne pouvais plus me rassasier…

 

Natty Dread Magazine Thibault Ehrengardt
Natty Dread Magazines © rootsblogreggae.com

Comment c’est justement passée la genèse de ce magazine, tu as été directement directeur de publication ?
Oui c’est ça… C’était juste un fanzine, j’étais tout seul à faire des photocopies. J’ai rassemblé quelques talents bénévoles autour de moi, mais au départ c’était vraiment un truc comme ça, fait dans un coin… Plutôt pour traduire les paroles au début, parce que j’avais un beau frère qui était un fanatique de reggae et avec lequel j’ai découvert cette musique à cette période là, qui ne parlait pas bien anglais et qui me demandais sans arrêt des précisons. J’ai commencé à lui traduire des trucs et puis un jour, je me suis dit : j’aime bien le reggae, j’ai des choses à traduire (parce que je fessais des études d’anglais), donc j’ai mis ça sous forme de fanzine, des photocopies, puis c’est devenu professionnel en 2000.

Grâce à la qualité des articles ?
Disons que je prenais ça très sérieusement… C’était pas le délire du gars qui fume trois bongs et qui dit :  »Yes, c’est cool, écoute ça mon frère »… (rires). Ça m’intéressait pas, je voulais traiter ça sérieusement. Il me semblait que derrière cette musique, il y avait un truc ultra sérieux, que je voulais traiter de la même manière au niveau du fanzine. C’est pour ça qu’à un moment j’ai été repéré par Stéphane Faure, un des mecs qui bossait pour Radikal (N.D.L.R : mensuel français hip hop actif de 1996 à 2005) et qui avait réussit à gratter plusieurs pages reggae,  »Watch Dis ». À force de le croiser lors d’interviews à Paris, on a bien accroché, il a bien aimé le fanzine, et il m’a proposé de bosser avec lui, mon premier pas de professionnalisation. Ça m’a apporté beaucoup, puisque par exemple si tu faisais une chronique de disque, t’avais pas le droit de dépasser un certain nombre de mots. Alors que moi avant sur le fanzine, si il fallait faire une page sur un album, je la faisais… C’était une liberté, mais j’ai appris la rigueur.

La fin de l’aventure Natty Dread, c’est 2010…
Juin 2010, avec Tarrus Riley en couverture.

Ça débouche naturellement sur la création de Dread éditions (Jamaica Insula et Le Moine Marin). C’est avant ou après l’arrêt du magazine ?
À force d’aller en Jamaïque pour le magazine, j’étais vraiment focalisé sur le reggae, le reggae, le reggae… et puis au bout d’un moment j’ai un peu levé la tête de mon guidon. Quand tu viens régulièrement à Kingston en venant de l’aéroport, car c’était surtout à Kingston où je travaillais, ou quand tu vas à Saint Thomas ou Port Royal, tu passes sans arrêt devant le Rockfort, qui est une pièce historique bâtie à la fin du XVIIème siècle. À chaque fois que je passais devant, je me chantais la chanson de Prince Francis  »This is Rock Fort Rock »… Et puis un jour, je m’y suis arrêté, et j’ai pu rentré… Bon, c’était fermé, mais c’est la Jamaïque ! J’ai pu me balader dessus, sur les remparts… En revenant, j’ai voulu faire un article dessus et en creusant je me suis aperçu que j’étais passé à côté d’une histoire extrêmement riche. Ce fort a été construit en 1694 pour empêcher l’invasion française, qui était à Haïti à l’époque et en guerre perpétuelle avec la Jamaïque, en concurrence dans la guerre du sucre. Si Haïti, qui s’appelait à l’époque Saint-Domingue, a pu se lancer dans le marché du sucre alors que les dirigeants n’avaient pas d’argent car c’était un peu un repaire de truands qui pillaient à droite à gauche, c’est parce qu’ils ont trouvé l’argent en pillant la Jamaïque en 1694. Là je me suis dit :  »d’accord, il y avait un truc »… et la même obsession s’est emparée de moi. J’ai commencé à écrire l’histoire de la Jamaïque, le premier livre de la collection qui a perduré suite à l’arrêt du magazine, une déclinaison logique.

La Jamaïque ne fut pas quelque temps une colonie française ?
La Jamaïque ne fut jamais une colonie française. Il y a eu plusieurs tentatives pour la conquérir. Le représentant de la France à Saint-Domingue, du Casse (N.D.L.R : Jean-Baptiste du Casse, corsaire, officier de marine, administrateur colonial français ou bien encore armateur de navire négrier, qui serait né à Saubusse dans les Landes en 1646), a envoyé des tas de mémos au Ministère de la Guerre de Louis XIV pour lui dire qu’il fallait conquérir la Jamaïque. Ils n’ont jamais voulu, donc c’est resté anglais depuis 1675. Mais les Anglais ont aussi tenté de conquérir Saint-Domingue après l’abolition unilatérale de l’esclavage, juste après la Révolution française. C’est marrant, ça reproduit le schéma ami-ami, mais surtout ennemi qu’il y avait en Europe entre la France et l’Angleterre, mais ici entre la Jamaïque et Saint-Domingue. Donc oui, je suis passionné d’histoire, de littérature, et tout ça se regroupe… C’est la même chose. La musique, c’est l’histoire. Je ne suis pas musicien, je ne fais pas de l’Histoire de la musique. Mon but, c’est plus l’histoire des hommes à travers la musique finalement.

Il y a aussi les expositions Jamaica Insula, en suspens pendant le confinement. Tu en as d’autres de prévu ?
Il y en avait une à Rouen à la salle 106, qui a été transformée en centre de dépistage de covid-19… Pour la première fois, on avait fait des photos transformées en papier peint, donc t’avais Capelton et la David House (N.D.L.R. : immense artiste du revival rasta dans les 90’s et son Q.G) qui sont quasiment devant toi, ça rend vraiment pas mal. On espère ré-ouvrir la garder un peu de temps… On a deux, trois plans qui ont été annulés, donc économiquement
parlant, c’est un peu hardcore. Mais bon ça l’est pour tout le monde… L’expo est faite pour durer, elle ne fait que s’enrichir, évoluer, on ne fait qu’apprendre au fil des différentes expos, des possibilités… Là c’était le papier peint pour la première fois, celle d’avant c’était de belles vitrines, on avait pu mettre plein de cartes anciennes de la Jamaïque… Donc ça avance, ça progresse…. J’espère quelle durera et qu’on la verra de plus en plus, un peu partout en France…

Jamaica Insula Exposition

Tes expos, c’est aussi des conférences et beaucoup de pièces de Jamaïque…
Au départ, c’était des photos, parce que j’en ai fait beaucoup pour Natty Dread. Donc je me suis retrouvé avec des milliers de photos qui ont dormi dans des placards pendant plusieurs années. Dans les années 90 et début 2000, les photos avaient une grande valeur de témoignage, parce qu’on en avait pas en fait. Avec le reggae, j’avais énormément de frustration, parce qu’on entendait pas parler de ces mecs-là, et on ne les voyait pas… Anthony B, j’ai découvert sa gueule sur son deuxième album alors que c’était mon artiste préféré du moment. C’est dire à quel point on manquait d’images de Jamaïque, on était vraiment en décalé. Quand un mec revenait de l’île, c’était vraiment  »t’as pas
un mini trophée ? C’est comment ?  »… Aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, tout ça c’est mort. Le mec a même pas enregistré de chanson qu’il est déjà en train de filmer le making of… Ça perd beaucoup de sa valeur (N.D.L.R : les photos des années 90), mais elles ont pris avec le temps une autre valeur qui est celle du témoignage historique… Sur les 60 exposées, il y a un paquet de mecs dessus qui sont morts depuis. Je suis très intéressé par le roots moderne, mais surtout le vrai roots, fin 70 et début 80. Des mecs comme Jah Stitch (N.D.L.R : célèbre DJ, qui en Jamaïque sont en fait les MCs), qui sont morts depuis… Ou comme Coxsone (N.D.L.R. : fondateur du légendaire Studio One), que j’ai eu la chance de rencontrer. Des gars comme Style Scott (N.D.L.R. : batteur des Roots Radics), chez qui j’ai dormi dans la pièce où il s’est fait assassiné il y a quelques années… Ça a une valeur différente. Et puis le reggae vieillit, ce n’est plus une musique de jeunes, bien qu’il y ait toujours la relève. Mais nos héros sont fatigués, 60, 70 ans… On se retourne plutôt vers cette musique en se disant :  »Put***n ! Comment ça déchirait à l’époque »…. Ça commence à rentrer tout doucement dans l’histoire…

C’est quand même un peu mieux vu qu’avant…
Ça dépend où, mais en France il y a eu un gros travail au niveau du traitement. Il y a une partie qui le traite sérieusement en disant que ce n’est pas qu’une musique de noirs qui fument sur la plage défoncés. On se dit qu’il y a une histoire en fait, c’est socioculturel, il y a des choses qui se sont passées. Pour moi, la conférence  »Reggae et politique » (N.D.L.R. : conférence de l’intéressé inspiré de son livre du même nom), c’est carrément ça. Derrière la musique  »peace and love », le terreau du reggae, ce sont les guerres tribales. Ce sont les assassinats, les viols en séries, ce que vivaient ces gens-là au quotidien. On ne peut pas différencier rasta de reggae. Mais c’est autant ce côté africain que ce côté typiquement jamaïcain, et cet héritage colonial très très fort dans le reggae, puis l’arrivé en 72 d’un socialiste qui a tout débloqué (N.D.L.R. : Michael Norman Manley, élu Premier Ministre, équivalent de Président en Jamaïque). Les gens commencent à entrevoir cette musique avec ce recul, ce sérieux. Ils ont un peu creusé les paroles de Bob Marley,  »One Love », ou  »Could you Be Loved » qui est une chanson extrêmement sombre alors que son rythme est limite disco. Mais après avoir dansé, ils ont finit par écouter. En France, on avait le problème de la barrière de la langue, donc on a mis longtemps à avoir des gens qui puissent comprendre et du coup aller creuser, lire les bouquins, etc. Donc oui, ça avance mais bon… Je pense qu’on a raté le coche pour une reconnaissance au
niveau du jazz par exemple, mais on parle pas de ça là…

Jusque dans les années 90, les traitements du reggae dans les médias étaient assez caricaturaux, ça survolait le sujet. Mais depuis quelques années, tu vois le reggae sur France Culture par exemple, grâce à toi aussi un peu. Vous n’êtes pas nombreux à creuser…
C’est vrai, mais le problème est que quand tu arrives avec un sujet à leur proposer, ils le refusent pour le faire eux-mêmes. Parce que les places sont chères dans le journalisme aujourd’hui, il font moins appel à des spécialistes, ils font leurs propres trucs, et ils ont tendance à tomber vite dans les clichés… Bon écoute, c’est comme ça, ça avance tranquillement. Mais même les mecs dans le reggae, avec ses clichés, j’ai assez halluciné sur certaines trucs (rires). T’entends des gens te parler d’artistes, et t’es là :  »c’est pas possible, on écoute pas le même truc »… Chacun sa vision, moi on m’a souvent traité d’ayatollah, je n’ai jamais fait l’unanimité.  »Tu nous fait ch**r, le reggae c’est d’abord fait pour danser, pour s’amuser, pas pour réfléchir toutes les 20 secondes ! » (rires)

Pour en revenir à l’expo, est-ce qu’il y a une pièce dont tu es particulièrement fier ?
Ouf, c’est un peu délicat de dire ça. Dernièrement, un mec dont c’est le métier se prenait la tête sur le placement des photos… Effectivement, il faut savoir quelle photo mettre à coté de l’autre, et il me disait :  »Ça me va pas, ça ne raconte pas d’histoire, les deux ensembles… ». Et puis à un moment, je lui fait :  »Arrête de nous prendre la tête à nous raconter une histoire. Tu vois, ces photos-là racontent pas d’histoire à elles deux, elles racontent une histoire globale, l’histoire du reggae ». C’est ma vision du reggae, c’est pour ça que j’aime bien ces photos parce qu’elles représentent ce que moi j’ai ressenti. Au-delà du fait que je sois un photographe autodidacte, une photo doit représenter ce que j’ai vu, d’une manière ou d’une autre, peu importe. Même si, techniquement parlant, il faut un minimum, on est d’accord, mais c’est pas ça qui va primer. Un peu comme dans le roots en fait : ça va être ce qu’on appelle la vibe. C’est un peu facile de se cacher derrière ça pour faire des trucs médiocres en disant  »ça a une bête de vibe »… Mais voilà, je lui disais que les photos se répondent toutes, c’est un ensemble. Et l’expo, c’est un peu ça, un peu de disques, un peu de photos… Après je suis particulièrement fier et amoureux des cartes anciennes, qui sont des pièces d’histoire, de la connaissance, du savoir et de l’intelligence humaine. À l’époque, c’était le fleuron, réussir à faire des cartes où il n’y avait pas de vue aérienne… Pour calculer la latitude, c’est fin XVIIIème qu’on commence à avoir des trucs à peu près qui tiennent la mer, c’est un truc de dingue ! Donc non seulement c’est magnifique, mais en plus c’est un témoignage de cette intelligence. Quand on peut en mettre quelques-unes, moi je trouve que ça claque sévère !

Ton dernier livre sur King Tubby a bien marché ?
J’ai jamais autant vendu de livres en si peu de temps, il a même été retiré. Avec le covid, ça ralentit un peu, mais oui, j’ai assez halluciné parce qu’il était difficile à écrire. Je suis tombé sur des gens qui clairement ne voulaient pas en parler, parce que c’est assez sulfureux, personne, enfin, tout le monde sait qui l’a tué… C’est un peu dangereux… (N.D.L.R. : Tubby, pionnier du dub, assassiné sur son palier dans des conditions mystérieuses en 1989). Et puis c’était un personnage sombre, avec des non-dits. Même aujourd’hui, il y a plein d’intellos anglais qui n’arrêtent pas de me dire à longueur de messages, à me faire ch**r, que ce n’est pas lui qui a inventé le dub, qu’il y avait d’autres mecs avant… Mais alors qui ? – Bé, des mecs… Heu.. Andy Capp (N.D.L.R. : Andy  »Capp » Anderson, ingénieur sonore à Dynamic studio) ». Oui, il a fait deux chansons et il ne s’en rappelait même pas 5 ans après. Qui a inventé le dub, si ce n’était pas King Tubby ? Comme U Roy, c’est pas le premier DJ parce qu’avant il y avait King Sttit (N.D.L.R. : un des premiers DJs à parler entre les disques dans les sound systems jamaïcains. Décédé en 2012)… Bon quand t’écoutes les deux, à part si tu n’as pas d’oreille, il n’y a pas photos… King Tubby, c’était un sujet qu’on m’avait proposé, sur lequel j’ai tout de suite accroché. Mais ça c’est tellement mal passé là-bas au début que j’ai failli ne pas l’écrire… Et puis finalement quand il est sorti, ça a révélé un truc de dingue avec des fanatiques de King Tubby… J’ai même eu un dîner « King Tubby » (rires) : des ingénieurs du son que connaissait un de mes potes et qui m’ont
invité pour parler de ça… J’ai jamais reçu autant de mails de mecs qui se prennent en photo avec le livre… Il est sortit au bon moment, sur le bon sujet. Quand tu vois des trucs comme le Dub Camp (N.D.L.R. : gros festival dub annuel en Loire-Atlantique), tu vois bien que le dub cartonne en ce moment. Il a le vent en poupe depuis des années,
parce qu’il est libéré aussi de tout le coté rasta jamaïcain, c’est plus décomplexé.

King Tubby Biographie Thibault Ehrengardt

C’est surtout le dub électronique, le UK stepper qui a le vent en poupe…
Pour moi, c’est pas le vrai dub… Mais tant mieux, c’est le signe d’un art qui est en pleine forme, ça montre qu’il a su se réinventer, s’adapter. C’est super.

Dans tes livres, on a doit à un portrait assez édifiant de la Jamaïque, loin des clichés de cartes postales. Quel est ton regard personnel sur l’ile ? Une espèce… d’amour-haine, même si ce terme est un peu fort ?
Je n’ai aucune haine envers la Jamaïque, mais à l’époque, la question se posait d’aller vivre là- bas. J’ai des enfants, il est hors de question que je les fasse vivre en Jamaïque si je peux vivre en France… Je n’ai pas cette fascination aveugle pour la Jamaïque. J’ai vu des choses, recueillit des témoignages de gens qui me racontaient ce qu’était leur vie, mais j’étais surtout dans le coté musique. J’ai beaucoup côtoyé les ghettos, et bon, c’est un pays du tiers-monde, très pauvre, où la violence est terrible, terrible. C’est très dur… Mais pas seulement quand tu te prends une balle dans la tête, c’est très dur au quotidien, ça régit ta vie. Vivre sous une égide mafieuse, c’est pas quel chose de souhaitable, de  »cool », c’est pas  »street wise » :  »Hey man, je suis un dur »… Parce que dur là-bas, c’est on te casse en huit, on tue ton meilleur ami, on viole ta sœur et tu fermes ta gueule…. Ça, c’est la réalité crasse. Ça ne résume pas la Jamaïque, mais comme c’est l’un des pays le plus violent au monde, avec plus de 250 gangs en activité, c’est une partie extrêmement importante, notamment du reggae qui parle à 80 % de ça. Celui des années 70 et la naissance de cette violence institutionnalisée. C’est pour ça qu’elle a prit de telles proportions, parce qu’elle était soutenue par les politiciens… (N.D.L.R. : les deux partis politiques rivaux, le JLP capitaliste et le PNP socialiste, ont armé les gangs
et donner des passe-droits dès les années 70 pour contrôler des quartiers et se faire élire). La violence il y en a partout, mais là elle a ça de particulier qu’elle a était encouragée. Maintenant, elle a plein d’autre chose à offrir, un peuple, une manière de vivre, ce coté tiers-monde, ce que j’appelle  »la vie sans filet »… Tu t’assures pas quoi, tu fonces… C’est à la fois extrêmement dangereux, inquiétant, et à la fois magnifique. Quand tu y arrives, c’est un vrai
sentiment de liberté. Comme pour le Rockfort fermé où je suis rentré, rien n’est impossible. Mais du coup il y a beaucoup de chose à vendre. Il y a beaucoup de corruption, de la société, des institutions, qui ont gagné les mentalités. La Jamaïque se débat comme elle peut, elle n’a pas beaucoup d’armes et elle ne choisit pas toujours les bons combats, je ne sais pas, c’est un peu délicat. Je suis amoureux fou de cette sensation de liberté, de plénitude, des gens, de la beauté des paysages, et cette fascination pour sa crasse, ses ghettos, c’est extrêmement photogénique par exemple. Et puis en même temps, ça te tord le bide quand tu vois la réalité des gens, de leur vie. Tu te dis :  »Put**n, si j’étais à leur place, quelle misère »… Donc c’est des sentiments ambivalents. Mais ça me fascine toujours. Ça fait un moment que je n’y suis pas allé, et je commence à ressentir le manque physique… Surtout là-bas quand j’y vais, je bosse, c’est même pas meufs en bikini sur la plage, l’éclate dans les soirées… Je bosse comme un ouf, j’ai jamais autant bossé qu’en Jamaïque… Mais c’est toute cette ambiance, cette atmosphère, ces gens que tu croises, ses scènes, sa bouffe… C’est la vie  »larger than life » comme ils disent, ça déborde de tout les cotés… Pour le meilleur
et pour le pire…

Tes interviews sur le terrain dans Natty Dread et maintenant dans tes livres sont parfois assez chauds, tu es assez rentre-dedans. Il ne t’es jamais rien arrivé de méchant ? On est parfois pas loin du reportage de guerre, comme quand on te voit en gilet par balle sur la couverture du livre Les gangs de Jamaïque…
Oui, bon pour le livre on s’est approché de la bête… On espérait même une confrontation,  d’une manière presque malsaine quelque part, cette curiosité de journaliste d’avoir des choses à raconter, pour montrer, parce qu’elles existent… Là on est descendu au cœur de l’arène. J’ai rencontré des mafieux avec qui j’ai passé des soirées magnifiques, très gentils,  »reprends un petit peu de gâteau »… Mais bon j’étais pas en business avec eux, je leur devais pas d’argent (rire). Parce que là ils deviennent moins gentils… Pour les artistes c’est pareil, c’est un pays de bad boys quoi… C’est le tiers-monde, le Far West, et quelque part il faut être un peu comme ça. Je connais des journalistes qui sont très doux, très gentils et qui font des trucs en Jamaïque… Moi je sais que j’ai une personnalité qui est un peu
clivante en France dans ma vie sociale ordinaire, par ce que je peux être un peu brutal. J’aime bien les combats de mots, je m’emporte un peu, je suis un peu passionné on va dire. Dans une soirée où je ne connais personne, je vais me surveiller (rire). Et là-bas je suis moi même, limite rien à foutre. Attention, je fais pas mon kéké, je sais à qui je m’adresse aussi, et il n’est pas question que je m’embrouille avec un bad boy de Trench Town… Je me rappelle d’une petite anecdote, je crois qu’elle est dans un des livres : j’étais arrivé dans un studio de dub plate (N.D.L.R. : studio dédié à l’enregistrement d’un disque en une seule prise et un seul exemplaire, un dub plate, souvent dédié à la gloire d’un sound system) qui était un peu rough, et je tombe sur un gars assis, avec autour quatre / cinq mecs. En Jamaïque t’arrive vite à repérer le mec du groupe qui est le bonhomme. Donc tout de suite en descendant, je le vois qui me fixe : un espèce de blanc qui descend de voiture. Il y a un silence et puis il me fait :  »Hé, qu’est-ce que tu fais là whity ? – Je fais rien, et toi blacky ? »… Et là, au lieu de le prendre à la vanne, il se fige, et je vois dans ses yeux qu’il se « venère ». Il y a un autre silence, en plus il y avait deux / trois mecs qui avaient rigolé donc ça lui avait pas plu, et il
me fait  »Mais tu te crois où toi ? Tu crois que tu va me parler comme ça ? Tu crois que ça va bien se passer pour ta gueule ? Je vais te prendre et je vais te mettre dans un trou dans les collines… » Je pense qu’il en était capable… (rires). Il me sort qu’il fait partie d’un posse, d’un gang… Là je sens que ça peut partir en couille mais c’est pas encore perdu… J’aurai pu m’excuser et dire que je rigolais mais je lui dit :  » Écoute, ton posse, il me fait pas peur. Tu sais pourquoi ? Parce que moi j’appartiens au posse le plus puissant du monde… et ton petit posse à coté, il vaut rien… » Là grand silence, tout le monde suspendu à mes lèvres, le mec me regarde, et me fait plaisir par ce que c’est des bons les gars, ils savent pas écrire mais en joute verbales ils sont imbattables, et me sert la réplique sur un plateau tout en le sachant :  »ah ouais, quelle posse ? ». Et je lui réponds :  »le posse de l’homme blanc ». Là tout le monde explose de rire, lui le premier, il me tape dans la main et c’était fini, j’étais chez moi… C’est pas une blague, il savent que c’est vrai. Si moi j’avais pas été blanc, jamais je lui aurais parlé comme ça. Je connais plein de potes blacks qui sont nés en Jamaïque et qui se sont fait dépouiller dans des endroits où moi, je passais la journée limite à m’endormir, il m’arrivait jamais rien… Tout ça fait partie de l’ambiguïté jamaïcaine… J’avais eu la même avec Gregory Isaacs qui
avait pas duré longtemps, parce que c’était une de mes stars et je ne voulais pas le rencontrer pour ne pas être déçu. Je savais qu’il avait  »mal tourné ». La première question que je lui ai posé, parce que finalement quand je suis arrivé dans un bureau, je n’ai pas pu m’en empêcher :  »de Poor and clean », une chanson sur laquelle tu dis préférer vivre pauvre et propre que dans la corruption, à  »Private Beach Party », une chanson où tu es dans une soirée privée sur la plage, qu’est-ce que y foiré Gregory ? (rires) Et là il a fait une tête, j’ai vu sa gueule changer… L’interview n’a pas duré plus d’un quart d’heure, mais pour moi c’était un super souvenir parce que j’ai eu du vrai Gregory Isaacs. On s’est battu au couteau à coup de mots pendant 15 minutes, jusqu’à ce qui se lève en gueulant :  »Interview
done »! (N.D.M.R : l’interview est terminé !).

C’est l’interview Natty Dread dans son bureau ? Là où il est d’une humeur massacrante et où il va  »s’enfermer » dans une pièce avant de revenir ?
Du grand Gregory… Bon, il était sous influences. Il dit que la cocaïne était la meilleure des écoles et la plus onéreuse, qu’il ne la conseille à personne. C’était un crackhead (N.D.L.R. : consommateur de crack)… Faut voir comment il marchait dans les derniers temps, je l’ai croisé plusieurs fois dans Kingston… Wouah ! On aurait dit un vieux de 90 ans, il était défoncé… J’ai un pote qui m’a dit que c’est le crack qui le tenait debout… En même temps ça fait partie de la vie de Gregory Isaacs, et du reggae. Ces mecs sont des personnages de roman. Surtout lui, à la fois un peu inquiétant, mais doté d’un talent exceptionnel… Mais tragique, et puis tout… Et puis beau et puis moche, et puis gentil puis extrêmement méchant, parce que c’était un mec avec qui il fallait pas rigoler… C’est Gregory quoi…

Tu dois avoir des centaines de souvenirs magiques comme ça…
Pff, dix milles… Je parlais souvent dans le magazine du miracle jamaïcain. Je vais pas te raconter encore la rencontre avec Capleton à la David House parce que c’est tellement rincé, mais c’est évident que c’est le truc qui m’a fait le plus décollé, et aussi grâce auquel le magazine à vu le jour en quelque sorte… Mais je vais prendre un truc plus simple : j’étais un jour en voiture et on cherchait des artistes. J’avais ma petite liste, etc. Et je dis à mon pote qui conduisais : (au début je préparais tellement les trucs au dernier moment que finalement Kingston je n’en voyais pas grand chose, je restais dans la voiture et je me laissais porter)  »Allons voir Ken Boothe » (N.D.L.R. : artiste légendaire jamaïcain actif depuis 1963). Il me dit qu’il ne sait pas s’il est là. Je lui dis :  »Vas-y on va voir ». Je ne sais même pas où il va. Pendant ce temps-là, je regarde les bios, je travaille un peu et au bout d’un quart d’heure, on s’arrête devant une maison, on descend de voiture, et il me dit que c’est là qu’habite Ken Boothe. Je sonne, et put**n Ken Boothe sort lui même, habillé d’un espèce de pyjama ou je sais pas quoi, comme quand on était gamin, un truc en feutrine un peu brillant tu vois ?

Un genre de costard de nuit ?
Ouais, un truc qui brille de mille feux, hyper travaillé, brodé, vert, jaune, et en pantoufles, d’un bleu électrique mon pote avec des grosses touffes de poils, et c’est Ken Boothe (rires) ! Et il arrive vers moi, il fait :  »Ouais ? » Je lui dis que j’aimerai bien faire une interview, et il me dit :  »Bé rentre… » Et je suis resté 3 heures chez Ken Boothe… Pour moi c’était le miracle jamaïcain. C’est un truc de dingue. Quand tu es en France et que tu fantasmes sur les albums de ce mec là qui est un artiste exceptionnel… Il a pas juste une bonne vibe, c’est un véritable chanteur, avec une carrière sérieuse, avec les meilleurs producteurs du moment, il te reçoit comme ça… Ça m’a fait pensé au photographe William Klein qui racontait comment il avait rencontré Muhamad Ali : il avait eu son adresse, il était allé chez lui (c’était une petite maison sans portail), il a sonné, et c’est Ali qui est venu lui ouvrir en short… Voilà, c’est cette approche simple, naturelle du truc qui pour nous en Europe est absolument dingue. Ici tu veux rencontrer le moindre youtubers qui a fait 3 vidéos avec des millions de vues, bé faut prendre rendez-vous, tu vois ce que je veux dire (rires) ? Là c’est Ken Boothe qui t’ouvre la porte avec ses chaussons électriques quoi. C’est un des miracles jamaïcains…

Pour en avoir interviewer quelque-uns en France, c’est quand même des bons clients, tu peux aller à la  »gueule » dans leur loges sans te faire jeter…
Surtout en France où ils ne vont pas te demander d’argent… En Jamaïque il vont te demander 10 000 € pour 5 minutes et puis la semaine d’après tu les vois en France et c’est gratuit pendant 5 heures. C’est cette ghetto mentalité qu’ils ont un peu. Mais par contre, ce qu’ils aiment, c’est quand les choses se font… Ils vivent sans filets, à l’impératif présent. Donc chaque chose qui arrive, arrive. Si elle arrive pas maintenant, c’est foutu. Si tu leur propose des trucs, t’as toutes les chances que ça se fasse. Et selon la manière dont tu le fais, tu vas obtenir de la m**de, ou dix fois plus que ce que t’attendais. Il y a cette générosité là qui est palpable chez les jamaïcains. Il sont très généreux… C’est pour ça, si tu as des contacts que tu as pris en France, je te conseille à 10 000% d’aller en Jamaïque. Ça se passera extrêmement bien, ce sera exceptionnel, un voyage que tu n’oublieras jamais de ta vie, parce que c’est indissociable de cette musique…

Propos recueillis par Jaloud, animateur de Strictly Roots

Vous écoutez :